Retrouver son unité corporelle
Sortir d'un pattern traumatique
Article publié dans la revue "Hypnose & Thérapies Brèves" n°65, écrit par M. Stéphane Graf, masseur-kinésithérapeute et formateur Emergences.
Comment à partir d’une épaule luxée, Monsieur P. a créé un « pattern » de mouvement devenu abusif, au point de contracter bas du corps et mollet. La solution : l’hypnose en kinésithérapie pour jouer entre dissociation et réassociation neuromusculaires.
Monsieur P. présente une lombalgie chronique et une tendinite d’Achille. En consultation chez le kinésithérapeute qui observe sa posture, son bassin est rétroversé et ante-positionné. Son corps forme un grand arc concave en arrière, entre les omoplates et les talons. A la marche, le bassin est figé, alors que le haut du corps bouge de manière souple et harmonieuse.
Il boite en évitant de pousser sur le gros orteil pour ne pas solliciter la contraction du mollet qui exacerbe la tendinite. Le haut du corps est confortable et bouge bien. Le milieu et le bas du corps sont raides et figés : Monsieur P. est donc dissocié. Or, les douleurs chroniques sont souvent des dissociations corporelles au long cours.
ACCIDENT DE SKI ET PATTERN MOTEUR DEVENU OBSOLÈTE
L’histoire de Monsieur P. est singulière : les lombalgies sont apparues quelques mois après un accident de ski au cours duquel il s’est luxé l’épaule droite. Après le temps nécessaire à la cicatrisation, il a éprouvé de grandes difficultés pour continuer d’exercer son métier d’artisan menuisier. Pour protéger son épaule fragile, il faisait très attention à limiter l’amplitude de son bras. Ainsi, pour réaliser de nombreux travaux en hauteur, il montait sur la pointe des pieds et il poussait le bassin vers l’avant en contractant les fessiers. On peut dire que son cerveau a créé un schéma moteur nouveau et protecteur pour son épaule (un pattern de mouvement) qui consiste à diluer dans trois zones corporelles (l’épaule, le bassin, le pied) ce qui, avant le traumatisme initial, ne concernait qu’un seul complexe articulaire (l’épaule).
Rappelons que la demande de Monsieur P. ne concerne que le bas du dos et le talon droit. Son épaule droite va très bien, tous les tests articulaires et musculaires le confirment : elle est souple, solide et libre dans les secteurs d’amplitudes les plus courants. Cependant, l’exploration de la flexion active volontaire de l’épaule droite dans la plus grande amplitude possible déclenche des syncinésies : il se produit une contraction involontaire et inconsciente de la fesse et du mollet droit. En comparaison, la flexion active dans la même amplitude de l’épaule gauche ne déclenche aucune syncinésie : elle se fait de manière isolée et sobre. Cette flexion active de l’épaule droite révèle donc la persistance, alors qu’il n’est plus utile aujourd’hui, du patternmoteur créé juste après le traumatisme, quand il fallait protéger l’épaule fragilisée. Il existe donc aujourd’hui une association abusive entre l’épaule droite et le bas du corps.
Alors, Monsieur P., dissocié ou trop associé ? A vrai dire, les deux ! Dans son unité corporelle, il est bien entendu dissocié puisque le haut du corps va bien (souple et mobile), tandis que le bas du corps va mal (raide et figé). D’un point de vue neuromusculaire, il est trop associé puisqu’une contraction des fléchisseurs de l’épaule droite dans une grande amplitude n’est pas possible de manière isolée. Les muscles péripelviens et le mollet droit sont alors surutilisés et l’on peut raisonnablement supposer que cette association abusive favorise la symptomatologie.
UTILISATION DE L’HYPNOSE EN KINÉSITHÉRAPIE
Il s’agit alors de déprogrammer ce pattern obsolète. Monsieur P. est invité à s’allonger sur un tapis adapté. Voici ce qui lui été proposé en utilisant l’hypnose en kinésithérapie : « Pendant que votre corps est ainsi allongé, j’invite une partie de vous à observer les différents points d’appuis de ce corps sur le tapis : les talons... les mollets... le bassin et les fesses... le bas du dos, le milieu, le haut du dos, la tête et les bras, jusqu’au bout des doigts. Voilà, très bien ! Et pendant qu’une partie de votre conscience observe les appuis, une autre partie de vous observe l’air qui circule de manière automatique, sans que vous n’ayez rien d’autre à faire que de le laisser faire... Très bien ! Peut-être que les yeux peuvent s’autoriser à se fermer pour faciliter un regard vers votre monde intérieur... A présent, le bras droit se rapproche du corps, la paume se tourne vers le plafond et le bras se soulève à partir de l’épaule, jusqu’à venir poser la main dans la mienne. Bien ! »

Monsieur P. réalise alors une flexion maximale de l’épaule droite. Il lui est demandé de pousser le coude vers le plafond en maintenant le poignet, le coude, l’épaule, la hanche et l’ensemble du membre inférieur droit dans le même alignement. Cette position nécessite une focalisation importante pour être maintenue par une contraction active majeure des muscles de l’épaule droite. Cela déclenche des syncinésies. Monsieur P. amorce un arc-boutement de l’ensemble corporel en soulevant l’hémi-bassin droit, en prenant appui sur le mollet droit. Il réalise en outre une extension du pied en contractant le mollet.
« Et pendant que cette épaule travaille, juste observer comment le reste du corps travaille peut-être aussi. Peut-être plus bas, peut-être ailleurs... La tête peut me faire un signe quand le corps observe qu’il travaille ailleurs. Et simplement continuer d’observer sans rien faire d’autre que de l’accueillir. Voilà, très bien ! Et observer comment les appuis du corps sont différents à présent... comment le reste du corps prend sa part dans l’effort de l’épaule. Voilà ! Magnifique ! » Plusieurs minutes peuvent se passer en continuant d’encourager Monsieur P. à faire travailler son épaule droite et à observer les syncinésies à distance. On accentue alors le pattern abusif jusqu’à son paroxysme. C’est une hyperassociation dans la tension.
« Et puis, au fur et à mesure, juste laisser le corps observer l’épaule qui continue de travailler avec cette force, cette belle confiance et cette stabilité, tandis que le reste du corps peut se relaxer... peut-être pas tout de suite, pas complètement, à son rythme et à sa manière... Voilà ! Très bien. » Il s’agit là d’une suggestion destinée à déprogrammer le pattern obsolète. On encourage ainsi une dissociation neuromusculaire entre le haut du corps qui continue à travailler et le bas qui commence à se détendre.
« Et quand l’épaule continue de travailler alors que le reste du corps commence à se relaxer agréablement, la tête peut me faire un signe. Bien ! Et juste laisser encore la force et la stabilité du haut exister jusqu’à ce que... le confort et le repos du bas continuent de s’installer... comme ça ! Voilà ! Et quand le bas du corps est suffisamment relaxé, là où c’est le plus utile pour lui... le bras droit peut revenir dans sa position initiale. Et profiter à présent de la détente et du repos dans le corps tout entier. » Ainsi, après l’accentuation du pattern abusif jusqu’à son paroxysme et la suggestion de dissociation, c’est à présent une réassociation dans la détente et le confort qui est suggérée. « Et simplement laisser le corps retenir quelque chose de précieux de cette expérience, que vous pourrez retrouver à chaque fois que ce sera utile pour vous. Vous pouvez maintenant rouvrir vos yeux, vous étirer et reprendre du mouvement comme bon vous semble. »
Une autre séance a été programmée lors de laquelle le même travail a été effectué en position debout, le dos contre un plan vertical. La flexion maximale de l’épaule droite incitait Monsieur P. à monter sur la pointe des pieds, en particulier à droite. Ce pattern abusif, après avoir atteint un paroxysme, a cédé facilement avec les suggestions appropriées.
Monsieur P. n’évoque plus de symptôme après quatre séances. Sa posture est mieux axée dans le plan sagittal. A la marche, la rotation des ceintures scapulaires et pelviennes est synchronisée et harmonieuse.
DISSOCIATION, RÉASSOCIATION, DISSOLUTION DU SYMPTÔME
Alors, Monsieur P., réassocié ou à présent correctement dissocié ? A vrai dire les deux ! Dans son unité corporelle, dans le confort de son équilibre statique, dans son aisance dynamique, dans ses capacités fonctionnelles, il est bien entendu réassocié. D’un point de vue neuromusculaire,
il est bien dissocié en effet, puisque les différentes parties de son corps sont libres et indépendantes les unes des autres. Finalement, on peut saluer l’adaptabilité première de Monsieur P. dont la plasticité cérébrale a permis d’utiliser les ressources du bas du corps pour protéger l’épaule. Mais c’est comme si cette association neuromusculaire s’était figée. Peut-être le souvenir de la douleur persiste-t-il ? Peut-être existe-t-il une peur de la voir à nouveau ressurgir ? Bien entendu, les explicationset les conseils en conscience critique n’auront qu’un effet très modéré... peut-être même renforceront-ils le problème en le focalisant. Or, l’utilisation des syncinésies entre le haut et le bas du corps lors de la transe hypnotique crée un jeu d’allers-retours entre associations exacerbées dans la tension, dissociations que l’on suggère, réassociation dans la détente que l’on induit... Le tout dans une certaine confusion puisque autant le patient que vous-même, cher lecteur, ne savez plus très bien où vous en êtes de ces combinaisons multiples et alternées.
Un nouvel éprouvé corporel émerge de ces allers-retours successifs. De nouvelles chaînes d’expériences sécures se créent, en relation avec le kinésithérapeute. Elles favorisent une nouvelle adaptabilité corporelle et rendent possible la dissolution du symptôme.

STÉPHANE GRAF
Kinésithérapeute en cabinet libéral. Convaincu que la kinésithérapie est idéale pour développer toutes les potentialités de l’hypnose qu’il considère avant tout comme une pratique corporelle.
Enseignant pour l’Institut Emergences lors des formations « Hypnose et médecine physique » et « Communication thérapeutique ». Enseigne aussi la reconstruction posturale, une technique issue de la méthode Mézières, au sein du Collège français des praticiens de reconstruction posturale.